Entrée en matière
Il était une fois une race d'hommes et de femmes qui vivaient dans de toutes petites chaumières. Certaines étaient plus moches que la moyenne, d'autres plus confortables ; certaines étaient un peu plus grandes, d'autres un peu plus petites. On racontait partout dans ce pays une histoire très ancienne, largement mais non pas unanimement crue et soutenue par la plupart des sages : l'histoire d'un magnifique château avec un roi et des ménestrels et des festins et des tournois et de l'or et des tapisseries, et aussi avec d'horribles cachots au sous-sol. Selon cette histoire, tous les habitants des chaumières devaient un jour aller vivre au château, soit dans la joie de la grande salle, soit dans le désespoir au fond des cachots.
Cette race, bien sûr, c'est nous-mêmes ; et l'histoire, c'est la foi chrétienne. Cette histoire peut être vraie, elle peut être fausse. En tout cas, elle est fascinante ! Quiconque s'intéresserait à la taille et au prix de la chaumière du voisin plus qu'aux merveilles du château serait tout simplement un rustre. À la mort, nous découvrirons si cette histoire est vraie. Est-ce que tout finit par sombrer dans le néant ou bien est-ce que tous les fils décousus finissent par s'entrelacer pour former une tapisserie glorieusement parfaite ? Les chemins tortueux qui traversent la forêt qu'est notre vie mènent-ils au château doré ou sont-ils simplement des voies sans issue ? La mort est-elle une porte ou un trou noir ?
Pour le chrétien du moyen âge, le monde de l'au-delà avait une grande importance pour la vie dans ce monde-ci. La terre était la matrice du ciel, la pépinière du ciel, la répétition générale du ciel. La perspective de demeurer un jour auprès de Dieu donnait un sens au pèlerinage terrestre. Nietzsche n'avait pas encore popularisé le mensonge séduisant du serpent : « C'est toi qui es le sens de la terre. » Kant n'avait pas encore disséminé le poison du subjectivisme, selon lequel l'esprit humain ne découvre pas la vérité mais crée la vérité. Descartes n'avait pas encore remplacé le « Je suis » divin par le « Je pense, donc je suis » humain. L'homme médiéval était toujours le fils, aussi prodigue qu'il soit, de son Père céleste, et sa vie avait un sens parce qu'il croyait à la promesse que lui avait faite son Père de le ramener chez lui après la mort.
Cette espérance pour l'après-mort donnait au croyant du moyen âge une confiance dans la vie d'avant la mort. Le château céleste au bout du chemin terrestre faisait une différence énorme dans sa façon de voir ce chemin. Il le voyait jonché partout de signes et d'images de la gloire céleste à venir : dans la nature, dans les Écritures, dans la providence, dans l'Église. D'autres images reflétaient elles aussi, à un moindre degré, la gloire céleste : les rois et les reines, la chevalerie et la courtoisie et la pompe héraldique, l'autorité et l'obéissance. Ces choses n'étaient pas simplement des inventions socio-économiques, c'étaient des maillons dans la grande chaîne de l'existence, des barreaux de l'échelle de Jacob, des reflets terrestres du ciel. Des mots typiquement prémodernes tels que la gloire, la majesté, la splendeur, le triomphe, l'émerveillement, l'honneur, c'étaient beaucoup plus que de simples mots; c'étaient des expériences vécues. Bien plus, c'étaient des avant-goûts de réalités célestes.
Tout cela est bien éloigné de notre mentalité moderne. Nous avons perdu en grande partie la foi au ciel qu'avaient les chrétiens du moyen âge parce que nous avons perdu leur espérance dans le ciel. Et nous avons perdu leur espérance dans le ciel parce que nous avons perdu leur amour du ciel. Et nous avons perdu leur amour du ciel parce que nous avons perdu leur sens de la gloire céleste.
L'imagerie médiévale (qui était essentiellement une imagerie biblique) : la lumière ,les pierres précieuses, les étoiles, les bougies, les trompettes, les anges : ne correspond plus à notre esthétique de supermarché. Nous l'avons remplacée par des nuages en barbe à papa, des chérubins asexués, des harpes et des auréoles de métal (et non plus de lumière), le tout évoquant un dessein animé ringard des années cinquante plutôt que la gloire divine. Même des images plus modernes : le ciel conçu comme un sentiment agréable de paix et de bien-être et Dieu comme un grand-père bonasse et un peu gaga sur les bords : sont plus insipides encore.
Les idées que nous nous faisons du ciel sont tout simplement incapables de nous émouvoir. Et c'est cette pauvreté esthétique dans notre conception des réalités célestes qui menace la foi à notre époque. Nous images du ciel et de Dieu ne sont que des platitudes sirupeuses. C'est sans aucun doute un triomphe satanique de premier ordre que d'avoir extirpé toute fascination à une doctrine qui devrait être soit un mensonge fascinant soit une vérité fascinante. Même si les gens croient que le ciel est un mensonge fascinant, au moins ils le trouvent fascinant. Et cela peut les amener à réfléchir, ce qui peut les amener à la foi. Mais si le ciel est ennuyeux, ça n'a pas beaucoup d'importance si c'est un mensonge ennuyeux ou une vérité ennuyeuse. L'ennui, et non pas le doute, est le plus grand ennemi de la foi, tout comme l'indifférence, et non pas la haine, est le plus grand ennemi de l'amour.
Nous n'avons plus l'habitude d'évoluer dans ce décor mental médiéval. Dans la mesure où nous sommes des modernes typiques, nous vivons plutôt dans l'ennui : nous sommes cyniques, blasés, indifférents, insensibles. Sinon, nous n'aurions pas besoin de nous stimuler par des doses de plus en plus fortes de sexe et de violence, nous n'aurions pas besoin de remplir nos journées par un affairement débridé. Nous voici, au milieu de la plus formidable fabrique de jouets jamais inventée : notre société moderne de consommation et de technologie : et nous nous ennuyons à mort, tel l'enfant gâté d'une famille riche qui vit tout seul entouré d'un millier de jouets coûteux dans un grand manoir.
Par comparaison, les croyants du moyen âge étaient des paysans vivant sans jouets dans un taudis. Et pourtant, ils étaient passionnés par la vie. Des occasions de s'émerveiller semblaient abonder : la naissance et la mort et l'amour et le vent et la mer et le feu et le lever du soleil et les étoiles et les arbres et les oiseaux et l'esprit humain et Dieu et le ciel. Aucune de ces choses n'a changé, c'est nous qui avons changé. Ce n'est pas que l'univers s'est vidé alors que notre coeur s'est rempli ; c'est plutôt que l'univers est demeuré rempli alors que notre coeur est devenu vide, insensible aux mystères les plus profonds de la vie.
Et pourtant, même dans ce coeur insensible et froid, il arrive de temps en temps qu'un feu étrange s'allume. C'est au moment où nous osons aborder la question du ciel, la question de rencontrer Dieu. Alors, tout comme le prophète Ezékiel dans sa vison des ossements, nous connaissons le choc de voir ce que nous croyions mort revenir à la vie.
« Vous avez éprouvé un choc du même genre, avec des choses moindres : quand la ligne se tend dans votre main, quand quelque chose respire à côté de vous dans le noir. De même ici, le choc survient au moment précis où le frémissement de la vie se communique à nous le long du filon que nous suivions. C'est toujours un choc de trouver la vie là où nous nous croyions seuls. « Attention ! c'est vivant ! » nous écrions-nous. Aussi, c'est le point même où tant de gens reculent : c'est ce que j'aurais fait si j'avais pu : et ne persévèrent pas plus avant dans le christianisme. Un Dieu « impersonnel », très bien. Un Dieu subjectif de beauté, de vérité et de bonté, mieux encore. Une force vitale sans forme qui jaillit en nous et dont nous pouvons exploiter la puissance, voilà ce qu'il y a de mieux. Mais Dieu lui-même en personne, vivant, tirant à l'autre bout du fil, approchant peut-être à une vitesse infinie, le chasseur, le roi, l'époux, ça c'est une tout autre affaire. Il vient un moment où les enfants qui jouent aux fantômes se taisent tout d'un coup : « Dis, tu n'as pas entendu quelque chose dans le couloir ? » Il vient un moment où les gens qui jouent à la religion (« l'homme à la recherche de Dieu ») s'arrêtent tout d'un coup et restent cloués sur place : « Et supposons que nous le trouvions vraiment! Nous n'avions jamais imaginé que les choses en arriveraient là ! Pire encore, supposons que lui nous trouve ! » (C.S. Lewis, Miracles, p. 94-95).
Quand nous en arrivons là, nous ressentons, à l'exemple des deux disciples d'Emmaüs, comme un feu qui brûle au-dedans de nous. D'anciens espoirs et d'anciennes craintes, endormis depuis longtemps, se relèvent, comme des géants, de leurs tombeaux. Les limites de notre petit monde confortable commencent à s'effondrer et une nouvelle réalité inattendue s'ouvre à nos pieds. « C'est une sorte de Rubicon. On franchit ou on ne franchit pas. Si oui, […] on peut être embarqué pour n'importe où. » (Lewis, p. 95).