S'il fallait choisir l'un des quinze attributs comme exprimant le mieux l'essence même de l'agapè, ce serait peut-être celui-ci. Le texte grec dit littéralement : « l'amour ne cherche pas ce qui est à lui. » Il ne passe pas tout son temps à revendiquer ses droits, à défendre ses intérêts, à rechercher son avantage. Comme disait Groucho Marx à une dame qui se tenait debout dans un bus bondé de passagers : « Je vous donnerais bien ma place, mais elle est déjà occupée. »
Laissé à lui-même, l'homme est, par nature, égoïste. Sa devise est : « Que ma volonté soit faite. » Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à observer un petit enfant. Il est gentil et patient quand il en a envie. Par contre, il est arrogant, impoli, jaloux, irritable, boudeur quand il en a envie. En d'autres termes, il n'en fait qu'à sa tête. Quand il se sent d'humeur à être gentil, il est gentil. Dans le cas contraire, attention ! Ca va beaucoup plus loin que ce que Freud appelait le « principe du plaisir ». Kierkegaard écrivait : « Si j'avais un serviteur qui, lorsque je demandais un verre d'eau, m'apportait dans une coupe un mélange des vins les plus chers du monde, je le renverrais, afin de lui apprendre que le vrai plaisir consiste non pas à jouir de quelque chose mais à faire ce qu'on veut. » Nous nous imaginons que ça serait le paradis, alors qu'en réalité c'est l'enfer.
L'agapè est le remède de cette maladie mortelle du coeur. L'amour est « le plein accomplissement de la loi » (Rm 13.10) parce qu'il ne cherche pas ce qui lui profite, il cherche ce qui plaît à Dieu et ce qui profite aux autres. L'amour dit : « Que ta volonté soit faite plutôt que la mienne. » Et il le dit avec sincérité. Mais est-ce possible qu'un ego puisse ne pas être égoïste ? Que le moi puisse dire : « Non pas comme je veux mais comme tu veux. » ? N'est-ce pas là une impossibilité et une contradiction dans les termes ? Non, ce n'est pas une contradiction, c'est un paradoxe ; ce n'est pas une impossibilité, c'est un miracle.
Bouddha n'a jamais compris ce miracle, quoiqu'il ait compris, peut-être mieux que tout autre philosophe non chrétien, la maladie que guérit ce miracle. Le premier point du noble sentier conduisant au nirvana, c'est que toute vie est douleur. Bouddha reconnaît par là la profondeur du mal qui afflige les hommes. Le deuxième point du noble sentier voit la source de tous nos maux dans le désir égoïste. Pas dans le monde, ni dans notre société, ni même dans notre comportement, mais dans notre être même. Le problème ne réside pas non plus dans quelque aspect superficiel de notre personnalité, un mal qu'un bon psychiatre pourrait guérir. Le problème se trouve au centre de notre âme. Bouddha voit que seul un traitement radical peut nous guérir. Très peu d'autres penseurs ont osé regarder en face cette vérité terrible. Seulement, l'unique traitement prescrit par Bouddha c'est l'euthanasie spirituelle : tuer le malade (notre ego, notre moi) pour guérir la maladie (notre égoïsme). Sa thérapeutique consiste à anéantir tout désir, toute volonté, toute conscience individuelle.
Mais il y a une bonne nouvelle. On n'est pas obligé d'aller chez le docteur Bouddha pour suivre une cure d'euthanasie. La maladie peut être guérie sans la mort du malade. Car l'agapè dissout le ciment supposé indissoluble qui colle ensemble l'ego et l'égoïsme. Elle détruit le cancer de l'égoïsme et crée à la place un coeur nouveau, un nouveau moi venant de Dieu et qui ne cherche pas son intérêt.
Le remède que Jésus propose pour la condition humaine est le plus grand des paradoxes. Matthieu 16.25 (FC) : 25 « Car l'homme qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi la retrouvera. » Si vous laissez remplacer votre vieil égoïsme têtu par l'agapè qui ne cherche pas son intérêt, vous trouverez votre vrai moi tel qu'il a été voulu par Dieu. Renoncez à votre propre volonté et vous finirez par recevoir ce que vous avez toujours voulu : la joie profonde que vous avez toujours cherchée mais que vous n'auriez jamais pu atteindre sans l'agapè.
Bouddha ne voyait que la première partie de ce paradoxe. Il reconnaissait les symptômes et la maladie mais pas le remède. L'Occident moderne ne voit même pas la maladie. Au contraire, nous essayons de justifier notre égoïsme et de le rendre respectable. Nous proclamons le droit au bonheur, la réalisation de soi, la confiance en soi, l'estime de soi, la mise en oeuvre de tout notre potentiel. Nous disons : « Pensez d'abord et avant tout à votre intérêt personnel, vous serez vous-mêmes plus heureux et les autres ne s'en porteront que mieux ! »
La société occidentale moderne affirme l'ego et l'égoïsme tous les deux, alors que la tradition orientale nie l'un et l'autre. La prémisse que les deux philosophies, occidentale et orientale, possèdent en commun c'est que l'ego et l'égoïsme vont toujours et nécessairement ensemble. Jésus arrive avec une épée, un bistouri de chirurgien, et d'un coup tranchant sépare l'égoïsme et l'ego, le péché et le pécheur, le cancer et son hôte. Nous devons aimer les pécheurs passionnément comme lui il les a aimés et comme l'Orient ne les aime pas. Mais nous devons haïr le péché passionnément, comme lui il l'a haï et comme l'Occident moderne ne le haït pas. Romains 15.2-3 (TOB) : 2 Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien, pour édifier. 3 Le Christ, en effet, n'a pas recherché ce qui lui plaisait mais, comme il est écrit, les insultes de tes insulteurs sont tombées sur moi.