Entrée en matière
Le poète irlandais William Butler Yeats regardait un jour une petite fille jouer sur une plage en Normandie. Alors que les vagues de la mer emportaient les châteaux de sable que faisait la fille, Yeats a pensé à toutes les grandes civilisations qui en ce lieu avaient été emportées par les vagues du temps. Et il se demandait d'un ton plaintif : « Y a-t-il une seule chose qui dure ? » L'apôtre Paul aborde cette question dans le troisième point de son exposé sur l'agapè, en 1 Corinthiens, aux versets 8 à 13 : la permanence de l'amour.
Qu'avons-nous ici et maintenant qui durera pour toujours ? Ni nos possessions ni le corps avec lequel nous les possédons ne durera. « Nous ne l'emporterons pas au paradis », contrairement à ce que s'imaginaient les Egyptiens anciens qui enterraient les pharaons entourés de richesses matérielles. Les peuples de l'antiquité croyaient les étoiles éternelles. Bouddha, lui, était plus sage. Il enseignait que toute chose qui apparaît est aussi une chose qui disparaît. Il appelait cette vérité universelle « l'œil pur et sans tache de la doctrine ». Mais il y a une chose que Bouddha ne savait pas : il existe une chose qui apparaît sous le soleil et qui ne disparaîtra jamais. Bouddha ne connaissait pas cette réalité de notre vie qui survivra au soleil parce elle vient d'au-delà du soleil : l'agapè, l'amour chrétien.
Vous êtes-vous jamais demandé comment ça se fait que nous ne nous ennuierons jamais au ciel ? La question est bien plus sérieuse qu'elle ne le paraît. L'ennui est la plus grande peur de l'homme moderne. L'homme de l'antiquité craignait la mort, l'homme médiéval craignait l'enfer. Mais ce qui donne à l'homme typiquement moderne des frissons d'angoisse c'est la « vanité des vanités, tout est vanité » : le sentiment de vide intérieur et l'ennui qui l'accompagne. En fait, les langues anciennes n'avaient même pas un mot pour désigner l'ennui philosophique que nous redoutons tant. L'ennui est à la racine de la pulsion largement répandue de détruire toute forme, toute loi, toute limite, tout ordre, toute raison. C'est ce que Freud appelait « la pulsion de mort ».
Personne ne poursuivra avec espoir et passion un but qui lui semble ennuyeux. Or tout ce qui existe ici-bas finit par nous ennuyer. Le philosophe athée Jean-Paul Sartre disait : « Le moment arrive où on dit, même au sujet de Shakespeare, même au sujet de Beethoven : 'C'est tout ce qu'il y a ?' » Comment arriverons-nous à comprendre quelque chose du ciel s'il n'y a sur la terre rien du tout qui nous en donne un avant-goût, rien de céleste, rien qui ne devient jamais ennuyeux ?
La réponse à cette question comporte deux parties. Premièrement, tout ce qui existe sur la terre sauf l'agapè est fait pour devenir ennuyeux. Et deuxièmement, l'agapè n'est pas ennuyeuse.
Dieu a créé toute chose finie pour qu'elle devienne ennuyeuse parce qu'il a mis au centre de notre coeur un vide infini qui ne peut être comblé même pas par l'univers créé tout entier, aussi immense qu'il soit. Il y a dans notre coeur un trou noir semblable aux trous noirs qui existent dans l'espace intergalactique et dont chacun est capable d'engloutir toute la matière de l'univers. Ce trou noir spirituel, c'est le coeur sans repos qui ne trouvera et qui ne pourra trouver du repos qu'en Dieu.
Dieu a fait les choses de la terre pour le temps. Chaque créature a en elle-même une tendance à vieillir, à tomber en désuétude. Chaque puits dans le monde, aussi rafraîchissant qu'il soit, finit par tarir, alors que notre âme a soif de l'eau vivante qui jaillit toujours neuve du trône de Dieu.
Que cela nous plaise ou non, nous sommes nés dans ce monde dotés d'aptitudes en vue d'un dessein prédéterminé, dans le domaine spirituel aussi bien que dans le domaine physique. Nous ne pourrons jamais altérer ni effacer ce dessein. Nous sommes « affligés » de la connaissance de Dieu. Nous avons pour notre malheur la connaissance de la perfection divine et par conséquent nous ne pourrons jamais nous contenter de moins. Même si nous essayons de réprimer cette connaissance, de l'enterrer au fond de notre subconscient, elle finira par rejaillir, fendant sa propre pierre tombale.
Plus nous jetons sur ce monde un regard profond et lucide, plus nous nous approchons de la vérité effrayante du livre de l'Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité. » Pascal disait : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. » (164). A moins de rester toujours à la surface de notre coeur, rien qui existe ici-bas sous le soleil ne peut combler notre âme et nous donner la paix.
Mais Dieu peut nous combler et nous donner la paix, et Dieu est agapè et l'agapè existe bel et bien ici-bas sous le soleil. L'agapè est éternelle parce qu'elle est la substance même de Dieu. Voilà pourquoi elle est la seule chose dans la vie qui ne finit jamais par nous ennuyer. Jamais. L'agapè est la seule réponse au livre de l'Ecclésiaste. Ecclésiaste 1.14 (TOB) : 14 J'ai vu toutes les oeuvres qui se font sous le soleil ; mais voici que tout est vanité et poursuite de vent. Il dit : « J'ai tout vu. » Mais il se trompe. Il a raté au moins une chose : l'agapè.
Même les autres amours, sans l'agapè, deviennent à la longue ennuyeuses. L'amour égoïste finit par nous ennuyer parce que si je vous aime simplement pour satisfaire mes propres besoins, alors le moment arrivera où mes besoins seront satisfaits et je commencerai à m'embêter. Ou bien vous n'arriverez pas à me combler et je me sentirai frustré. Ni dans un cas ni dans l'autre je ne peux connaître la paix. L'égocentrisme nous enfermera inévitablement dans ce dilemme : ou bien l'ennui ou bien la frustration. Seule l'agapè peut nous en faire sortir ; seule l'agapè peut nous donner une joie éternelle.
Nous avons tout essayé d'autre, et chacune des milliards d'expériences que nous avons tentées dans la vie a échoué. Et pourtant, notre folie est si incroyable, que nous nous acharnons, dans l'espoir que la prochaine épouse ou le prochain mari ou le prochain boulot ou les prochaines vacances ou le prochain verre ou le prochain cachet nous apportera le bonheur que nous avons toujours cherché. Voilà, au fond, ce qui remplit les tribunaux de justice et les divans des psychiatres. C'est la raison dont on ne parle pas dans les cours de psychologie ou de sociologie.
Nous n'avons jamais trouvé et ne trouverons jamais une chose qui ne finit pas par s'user et nous lasser. Mais nous pouvons donner une chose qui n'aura pas de fin et qui ne nous ennuiera jamais : l'agapè. Le ciel ne sera pas ennuyeux, non pas parce que nous pourrons recevoir pour toujours mais parce que nous pourrons donner pour toujours. Vivre éternellement sans donner l'amour ne serait pas le ciel. Ce serait l'enfer.
J'ai lu il y a quelques années l'histoire d'un homme à qui Dieu permet de visiter l'au-delà. Quand l'homme arrive en enfer, il est tout étonné de voir une immense salle de festin plus richement décorée qu'aucun palais terrestre. Sur chaque table se trouvent en abondance des plats succulents et variés. Seulement, aucun des convives assis autour des tables n'est en train de manger. Ils restent tous là, maussades, l'air exaspéré et, de toute évidence, mourant de faim. Pourquoi donc ne mangent-ils pas ? Son guide lui explique : pour manger, il faut obligatoirement (c'est la règle) se servir d'une cuillère. Le problème, c'est que le manche de la cuillère mesure un mètre. Même si on arrive à remplir le cuilleron au bout, c'est impossible de faire parvenir la nourriture à la bouche. Chacun reste là dans sa propre frustration privée, devant un festin céleste auquel il lui est impossible de goûter.
Quand le visiteur arrive au ciel, il trouve exactement le même scénario, à une exception près. Il y a la même salle de festin, les mêmes plats somptueux, les mêmes cuillères mesurant un mètre. La seule différence, c'est que tout le monde est en train de se régaler et de faire la fête. Comment est-ce possible ? C'est que chaque convive, plutôt que de ne penser qu'à se servir lui-même, utilise sa cuillère d'un mètre pour donner à manger au voisin d'en-face.
L'éternité existe pour l'agapè et pour rien d'autre. Rendez toute autre chose éternelle et vous la gâcherez. Même les amours naturelles. L'affection deviendrait fade. L'éros deviendrait une drogue qui exigerait des doses de perversion de plus en plus grandes pour écarter l'ennui. Même l'amitié trouverait des écueils contre lesquels elle s'échouerait, car si son océan est immense, il a quand même des rivages.
L'apôtre Paul annonce l'unique et absolue exception quand il écrit cinq mots très simples mais si profonds : L'amour ne disparaît jamais. L'amour-éros disparaîtra, mais pas l'amour-agapè. « Je t'aimerai pour toujours » veut dire, en réalité, « pendant deux ou trois mois ». Des milliards de promesses, mais seules celles de l'agapè ne sont pas brisées. Comme disait C.S. Lewis, éros fait des promesses, agapè les tient.