Après avoir mis l'agapè en contraste avec les trois autres amours de la langue grecque, il faut l'opposer à certaines idées qu'on se fait couramment aujourd'hui sur l'amour. Des malentendus. Je vais en mentionner quatre.
1. L'amour chrétien est plus qu'un sentiment.
On s'imagine, premièrement, que l'amour doit toujours être un sentiment. Par conséquent, s'imagine-t-on, si l'agapè n'est pas un sentiment, ce n'est pas vraiment l'amour. On nous soupçonne de vouloir dévaloriser les sentiments en disant que l'agapè est plus qu'un sentiment.
Les sentiments sont un état d'esprit qui nous tombe dessus ; l'agapè est quelque chose qui procède de nous. Les sentiments sont passifs et réceptifs ; l'agapè est active et créative. Les sentiments relèvent de l'instinct, l'agapè relève de la volonté. Nous ne sommes pas, dans un sens, responsables de nos sentiments ; nous les subissons, en quelque sorte, malgré nous. Par contre, nous sommes bien responsables de la présence ou du manque d'agapè dans notre vie.
Les sentiments ne se commandent pas ; on ne peut pas les faire naître à volonté. Tout le monde sait cela. Or, Dieu nous commande d'aimer, et Dieu n'est pas un imbécile. Jésus a éprouvé de nombreux sentiments différents envers de nombreuses personnes différentes : Pierre, Jean, sa propre mère, Judas, Pilate, les Pharisiens. Mais il les a tous aimés.
Comment est-il possible d'aimer sans ressentir quelque chose ? Comment est-il possible d'aimer quelqu'un qui ne vous plaît pas ? Facile. Nous le faisons tout le temps… à nous-mêmes. Nous n'éprouvons pas toujours envers nous-mêmes un sentiment d'affection tendre. Il nous arrive de nous sentir bêtes, stupides, méchants. Cela ne nous empêche pas de faire grand cas de nous-mêmes et de chercher notre propre bien. Si nous nous déprécions nous-mêmes, c'est justement parce que nous nous aimons nous-mêmes et que nous tenons à notre estime de soi et que nous sommes déçus du mal qui est en nous.
Dieu est agapè, et l'agapè n'est pas un simple sentiment. Cela ne fait pas de Dieu quelqu'un de froid et de distant, quelqu'un de moins passionné et de moins généreux. Au contraire. Dieu est l'amour même, alors que les sentiments ne sont que les miettes qui tombent de temps en temps de la table de l'amour. Dieu ne peut pas « tomber amoureux », non pas parce qu'il y a en lui moins d'amour qu'en nous, mais plus. Dieu est amour, et l'amour ne peut pas se contenter, comme le peut un sentiment, de rester passif ; il lui est essentiel de se manifester en actes.
Un des personnages du livre de Dostoïevski, Les frères Karamazov, dit : « L'amour en action est une chose sévère et terrible comparée à l'amour en rêve. » Les sentiments sont comme des rêves : amusants, faciles, passifs, inconsistants. L'agapè est comme un diamant : elle est bien plus dure mais elle est bien plus précieuse.
2. L'amour n'est pas simplement la compassion.
On méconnaît l'amour, deuxièmement, en le confondant avec la compassion. L'amour est compatissant, c'est là un de ses attributs caractéristiques. Mais ce n'est pas là l'essence de l'amour. La compassion est le désir de soulager ou de prévenir les souffrances d'un autre. L'amour cherche le plus grand bien de l'autre. Les deux sont désintéressés, mais l'amour vise plus haut et plus loin.
Il ne nous est que trop péniblement évident que Dieu est amour et non pas la simple compassion, du fait qu'il ne soulage pas instantanément toutes nos souffrances alors qu'il possède le pouvoir de le faire. Vous savez, Dieu est capable de supprimer tout mal -– naturel, humain, démoniaque – comme on écraserait une mouche. Voilà justement le premier des arguments cités par les incroyants pour écarter la notion d'un Dieu d'amour : Dieu est tout-puissant, il pourrait en un instant effacer miraculeusement toutes les souffrances du monde, mais il choisit délibérément de ne pas le faire. La « preuve » numéro 1 de l'athéisme vient, en partie, de ce qu'on confond amour et compassion.
Plus nous aimons quelqu'un, plus notre amour dépasse la simple compassion. Nous avons de la compassion, sans plus, pour nos animaux domestiques. C'est pourquoi nous acceptons sans hésiter de les faire endormir quand ils souffrent beaucoup. Nous n'accepterions guère une telle solution pour un membre de la famille ! Nous avons peut-être de la compassion pour des inconnus, mais nous sommes plus exigeants envers ceux que nous aimons. Si un inconnu vous disait qu'il se droguait, vous essaieriez sans doute de le raisonner calmement, avec compassion et gentillesse, un peu comme un professionnel de l'assistance publique. Si votre fils ou votre fille vous disait cela, vous ne vous comporteriez plus du tout en professionnel, vous vous comporteriez en amateur. Le mot « amateur » vient du latin amator : « celui qui aime ». Il n'arrive pas souvent aux professionnels de crier, de supplier, de pleurer, de serrer dans les bras. Aux amateurs, si. C'est le prix de leur amour. Un amour exigeant.
La compassion ressemble aux grand-pères, l'amour aux pères. Les grands-pères disent aux petits : « Allez, amusez-vous bien. » Les pères disent : « Mais ne faites pas ceci, ne faites pas cela. » La Bible n'appelle jamais Dieu « notre Grand-père qui est aux cieux », quoique nous semblions parfois vouloir préférer un Grand-père indulgent à l'amour intime et exigeant d'un Père.
3. Dieu est amour, mais l'amour n'est pas Dieu.
Un troisième malentendu confond deux propositions différentes : « Dieu est amour » et « l'amour est Dieu ». Cette confusion prend un amour que nous connaissons déjà – l'amour humain – pour en faire une idole.
Je m'explique par une petite leçon de logique. « A est B » ne signifie pas la même chose que « A égale B », car « A égale B » est réversible alors que « A est B » n'est pas réversible. Si A = B, il s'ensuit que B = A. Mais si A est B, il ne s'ensuit pas nécessairement que B est A. Exemple : « Le Concorde est la vitesse même. » Cette proposition ne nous permet pas d'en conclure : « La vitesse est un Concorde ». « Un ange est un esprit » ne nous permet pas d'en conclure qu'un esprit est nécessairement un ange.
Quand nous disons « A est B », nous commençons par un sujet A que notre auditeur connaît déjà. Et puis nous y ajoutons un prédicat, un complément B : quelque chose que notre interlocuteur ne connaît pas encore. « Maman est malade » veut dire : « Tu connais Maman. Eh bien, laisse-moi te raconter sur elle quelque chose que tu ne savais pas : elle est malade ».
Ainsi, « Dieu est amour » veut dire : « Laissez-moi vous dire quelque chose de nouveau sur le Dieu que vous connaissez déjà. Un de ses attributs essentiels est l'amour. Il est amour de part en part. » Par contre, la proposition « l'amour est Dieu » veut dire : « Laissez-moi vous dire quelque chose au sujet de l'amour que vous connaissez déjà (votre propre amour humain) : cet amour est Dieu. Ne cherchez pas plus loin la réalité ultime. » En d'autres termes, « Dieu est amour » est une des révélations les plus profondes jamais accordées aux hommes, alors que « l’amour est Dieu » est une forme d'idolâtrie.
4. Ne pas être amoureux de l'amour.
Un quatrième malentendu : on peut être amoureux de l'amour. Non, on ne peut pas. Pas plus qu'on peut croire en la foi ou espérer dans l'espérance. L'amour est un acte, une force, une énergie. Une Personne, celle qui aime ou qui est aimée, est beaucoup plus. Une Personne est la chose la plus réelle et la plus précieuse qui soit, car elle est faite à l'image de Dieu, lui qui est la réalité ultime. En fait, le nom principal de Dieu dans la Bible – « JE SUIS » – est le nom d'une Personne.
Etre amoureux de l'amour n'est pas l’agapè, c'est un simple sentiment. On peut ressentir quelque chose pour un sentiment. On peut désirer qu'un état sentimental dure dans le temps. Mais l'objet de l’agapè n'est pas l'agapè elle-même, c'est une personne.
Le vieux mot français qu'on utilisait autrefois pour désigner cet amour c'est le mot « charité ». Malheureusement, on ne peut plus se servir de ce mot. Pour la plupart des gens de notre époque, la « charité » ne consiste qu'à donner de l'argent à des mendiants ou au Secours catholique. Et même quand il ne s'agit pas de donner de l'argent, il y a une nuance de condescendance artificielle. Ca laisse un mauvais goût à la bouche. Personne ne trouve du plaisir à être obligé de dépendre de la charité d'un autre. Le mot agapè n'a pas cette nuance désagréable. L'agapè se plaît à donner, oui, mais son don honore son bénéficiaire plutôt que de l'humilier.
Le mot « charité » ne conviendra donc plus, pas plus que le simple mot « amour », auquel s'attachent trop de malentendus. D'où la nécessité d'insister sur le mot grec agapè, même au risque d'avoir l'air un peu doctoral.