Le troisième élément que doit comporter toute solution au problème du mal est l'élément le plus important : comment résoudre ce problème dans la pratique et pas uniquement en théorie ; dans la vie et pas uniquement dans la pensée. Bien que le mal soit un problème très sérieux pour la pensée (car il semble réfuter l'existence de Dieu), c'est un problème encore plus grave dans la vie (car il incite les gens à se barricader contre Dieu). Même si, dans le domaine de la pensée, la solution théologique vous paraît obscure et incertaine, la solution dans la pratique est aussi claire que le soleil. La solution de Dieu au problème du mal c'est son Fils Jésus Christ.
La réponse de Dieu au problème de la souffrance n'est pas simplement une parole mais la Parole ; pas simplement une idée, mais une personne. Les idées sont abstraites, les personnes sont concrètes. Notre solution ne peut pas être une simple idée, aussi vraie, aussi profonde, aussi utile qu'elle soit. Dieu est lui-même notre réponse. Il ne s'est pas contenté de masquer notre péché et notre souffrance, de jeter sur eux un voile pudique. Il y est entré lui-même, comme un dentiste ou un éboueur, afin de tout nettoyer. Il est devenu, en fait, notre éboueur. Il a touché et enlevé nos ordures les plus dégoûtantes. Il est devenu homme, nous l'avons vu de nos yeux, nos mains l'ont touché. La réponse de Dieu est l'événement le plus incroyable de toute l'histoire.
Même le diable ne s'attendait pas à une telle folie. Que Dieu accepte de se laisser prendre au piège de Satan, qu'il accepte d'entrer dans le jeu de Satan, sur son terrain, dans l'étreinte de la mort sur la croix ; qu'il donne à Satan la possibilité de chérir éternellement avec une jubilation démoniaque le souvenir des mots terribles que Dieu le Fils adresse à Dieu le Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » : voilà une chose que l'œil n'a pas vue, que l'oreille n'a pas entendue et qui n'est pas montée au cœur de l'homme (1 Corinthiens 2.5).
Que Dieu puisse délivrer l'homme de son aliénation en introduisant l'aliénation au sein de la Trinité ; que Dieu puisse vaincre le mal en laissant le mal remporter son triomphe suprême, impensable : le déicide, l'introduction de la mort dans la vie du Dieu immortel ; que Dieu puisse détruire le mal en se laissant détruire par le mal : voilà la folie de Dieu qui est plus sage que les hommes et la faiblesse de Dieu qui est plus forte que les hommes (1 Corinthiens 1.25).
Le pouvoir de l'ennemi devient l'instrument de sa propre défaite. Le complot astucieusement orchestré de Satan, exécuté comme prévu par ses agents Judas, Pilate, Hérode et Caïphe, a abouti à la mort de Dieu. Et cet événement même, la conclusion de Satan, était la prémisse de Dieu. La fin de Satan était le moyen de Dieu. Et il a sauvé le monde. Les chrétiens célèbrent le plus grand mal, la plus grande tragédie de l'histoire comme le vendredi saint. Pour emprunter l'imagerie de l'Apocalypse, l'Agneau immolé rencontre le Dragon monstrueux au championnat du monde de boxe et remporte la victoire en versant son propre sang. Le projet sanglant de Satan devient le moyen de sa propre spoliation. Dieu regagne les captifs de Satan (nous) en acceptant librement de mourir à notre place.
C'est là, évidemment, l'histoire la plus connue du monde. Et pourtant, elle est aussi la plus étrange. Elle n'a jamais perdu son caractère étrange et impressionnant, et elle ne le perdra pas, même dans l'éternité, où les anges rêvent de contempler les choses qui ne suscitent chez nous que bâillements et indifférence. Et, aussi étrange que soit cette histoire, elle renferme la seule clé qui ouvre la serrure de nos vies torturées. Nous avions besoin d'un chirurgien. Il est venu plonger ses mains dans nos plaies sanglantes et béantes. Il ne s'est pas contenté de nous donner un placebo ou des comprimés ou des conseils. Il s'est donné lui-même.
Il est venu. Il est descendu dans notre espace et temps et souffrance. Il est venu. C'est là le fait saillant, la vérité capitale qui nous empêche de nous faire sauter la tête. Il est venu. Job est satisfait même si le Dieu qui est venu ne lui donne aucune réponse aux milliers de questions qui lui torturent l'esprit. Dieu a fait la chose la plus importante et il a donné le cadeau le plus important : lui-même.
En venant dans notre monde, il est entré dans notre souffrance. Il s'assoit à nos côtés à l'intérieur de notre voiture calée dans la neige. Parfois il nous redémarre le moteur ; mais, même quand il ne le fait pas, il est là. C'est la seule chose qui compte finalement. Qu'importent les voitures, la réussite professionnelle, les miracles et une longue vie quand Dieu est assis à côté de vous ? Il est à côté de nous quand nous sommes au plus bas. Sommes-nous abattus ? Il est abattu avec nous. Nous a-t-on rejetés ? Est-ce qu'on nous méprise, non pour nos mauvaises actions, mais pour le bien que nous faisons ou essayons de faire ? Lui « était méprisé, laissé de côté par les hommes ».
Nous arrive-t-il de verser des larmes de désespoir ? Sommes-nous hantés par le vieux démon familier du chagrin ? Nous trouvons-nous en train de crier : « Ah non ! Pas encore ! Je n'en peux plus ! » ? Lui était « homme de douleurs, familier de la souffrance ». Sommes-nous incompris ? Repoussés de tous ? Lui était « celui devant qui l'on cache son visage » tel un paria ou un lépreux. A-t-on trahi notre amour ? Nos amitiés les plus chères ont-elles été brisées ? Lui aussi a aimé et fut trahi par ceux qu'il aimait. Jean 1.11 (TOB) : 11 Il est venu dans son propre bien et les siens ne l'ont pas accueilli. Avons-nous parfois l'impression que nous n'avons pas vraiment vécu, que nous sombrons dans l'oubli et la futilité ? Lui sombre avec nous. Lui aussi a été ignoré, laissé de côté par le monde.
Comment est-ce qu'il nous considère aujourd'hui ? Sans doute avec tristesse mais jamais avec mépris. Nous ajoutons à ses blessures. Il y a maintenant près de deux mille clous dans sa croix. Nous, les bien-aimés qu'il désirait avec tant d'affection, restons froids et distants devant son amour. Et lui continue à entourer le monde de soins attentifs, comme une poule qui couve ses œufs ou comme une mère contre laquelle tous les enfants se sont retournés. Il reste auprès de nous non seulement dans nos souffrances mais aussi dans nos péchés. Il ne nous tourne pas le dos quel que soit le nombre de fois que nous lui tournons le dos. Il supporte nos plaies et nos cicatrices spirituelles, nos sarcasmes et nos cris, nos haines et notre arrogance, rien que pour être avec nous. Avec nous : voilà le mot de l'amour.
Descend-il dans tous nos enfers ténébreux ? Oui. Descend-il dans la violence ? Oui. Il a souffert lui-même la violence et nous a laissé un exemple que, jusqu'à ce jour, seule une poignée d'hommes courageux ont osé suivre. Et le plus remarquable de ces hommes dans notre siècle n'est même pas un chrétien mais un hindou. Descend-il dans la folie ? Oui, même dans ces ténèbres-là. Même dans la folie du suicide ? Oui, il peut descendre jusque-là. Il trouve ou fait de la lumière même là, dans les ténèbres de l'esprit, peut-être pas dans ce monde-ci mais dans le monde à venir.
Car il a forcé la porte la plus ténébreuse de toutes et a laissé la lumière de l'autre côté couler à flots dans notre monde pour nous éclairer le chemin, puisqu'il a changé le sens de la mort. Il n'est pas simplement revenu de la mort à la vie, il a changé le sens de la mort. Par conséquent, il a changé le sens de toutes les petites morts que nous subissons au long de notre vie, toutes les souffrances qui anticipent sur la mort et en constituent des avant-goûts. Nous perdons des petits morceaux de vie tous les jours : notre santé, notre force, notre jeunesse, nos espoirs, nos rêves, nos amis, nos enfants, nos vies. Toutes ces parcelles de vie glissent, comme de l'eau tombant goutte à goutte, entre nos doigts désespérés et tremblants.
Et nous ne pouvons absolument rien pour arrêter l'écoulement. Les seules vies qui ne fuient pas sont celles qui sont bonnes pour l'inondation. Les seuls cœurs qui ne se brisent pas sont ceux qui passent tout leur temps à se construire des petits cocons de sécurité et de confort égoïste dans une tentative illusoire de se protéger contre le raz-de-marée de larmes qui finira tôt ou tard par les submerger.
Mais il est venu dans la vie et dans la mort, et il continue à venir. Il est encore là. Matthieu 25.40 (TOB) : 40 « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ! » Il est là. Il demeure en nous et nous en lui. Nous sommes son corps. Il est gazé dans les fours d'Auschwitz. Il est méprisé à Soweto. Il est découpé en morceaux dans les camps de la mort qui existent par milliers en toute légalité dans notre monde, des cliniques d'extermination pour bébés à naître et trop petits pour qu'on se soucie d'eux. Il est l'âme la plus ignorée de l'univers. « La victime, le souffre-douleur. » Il met en pratique ce qu'il prêche : quand nous lui giflons sur la joue droite, il nous tend aussi l'autre. Voilà ce qu'est l'amour, voilà ce que fait l'amour, voilà ce que reçoit l'amour.
Il est venu par amour. Uniquement par amour. Les mouches qui s'agglutinaient autour de la croix, le coup du marteau romain qui enfonçait les clous dans sa chair atrocement tendre, le coup infiniment plus douloureux de la haine que son propre peuple portait à son cœur : pourquoi tout cela ? Pour l'amour. Dieu est amour, tout comme le soleil est feu et lumière. Il ne peut cesser d'aimer pas plus que le soleil ne peut cesser de briller.
Désormais, quand nous sentons les marteaux de la vie s'acharner sur notre tête ou notre cœur, nous pouvons savoir qu'il est là avec nous à encaisser les coups. Chaque larme que nous versons devient sa larme. Il ne les essuiera peut-être pas encore, mais il les fait siennes. Que préférions-nous ? Nos propres yeux sans larmes ou ses yeux remplis de larmes ? Il est venu. Il est là. C'est ça qui compte. Même s'il ne guérit pas tout de suite tous nos os brisés, tous nos cœurs brisés et toutes nos vies brisées, il y entre lui-même, il est brisé comme le pain, et nous sommes nourris.
Et il nous montre que nous pouvons désormais nous servir de notre état brisé pour nourrir ceux que nous aimons. Nos échecs mêmes contribuent à la guérison d'autres vies ; nos larmes mêmes aident à essuyer d'autres larmes ; la haine que nous subissons vient au secours de ceux que nous aimons. Quand ceux que nous aimons le plus nous raccrochant au nez, lui reste en ligne. Sa présence avec nous nous rend capables d'être avec ceux qui refusent d'être avec nous. Toutes nos souffrances peuvent être transformées en son œuvre. Voilà pourquoi l'apôtre Paul dit que ses propres souffrances aident à compléter ce qui manque encore aux souffrances du Christ en faveur de son corps, qui est l'Église (Colossiens 1.24).
Ainsi, Dieu a non seulement résolu le problème de la souffrance il y a presque deux mille ans, il est en train de le résoudre encore aujourd'hui dans nos vies. La solution de nos souffrances, ce sont nos souffrances ! Toutes nos souffrances peuvent contribuer à son œuvre, la plus grande œuvre jamais réalisée, l'œuvre de la rédemption : aider à gagner la joie éternelle pour ceux que nous aimons.
Comment ? On peut y arriver à une condition : que nous accueillions le Christ et son œuvre dans la foi. Sa part du boulot est terminée (« Tout est accompli, dit-il sur la croix. »). Notre part consiste à accueillir cette œuvre et la laisser œuvrer dans notre vie, y compris dans nos larmes. Nous les offrons en sacrifice à Dieu, et il s'en sert pour accomplir des choses tellement puissantes que nous serions frappés de stupeur si nous pouvions les voir à l'avance.
Que signifie donc la souffrance pour le chrétien ? C'est l'invitation que nous fait le Christ à le suivre. Jésus s'avance jusqu'à la croix et nous invite à le suivre jusqu'à cette même croix. Non pas parce que c'est une croix, mais parce que c'est la sienne. La souffrance est bénie non parce que c'est la souffrance mais parce que c'est la sienne. La souffrance n'est pas le contexte qui explique la croix, la croix est le contexte qui explique la souffrance. La croix donne un sens nouveau à la souffrance : ce n'est plus simplement une affaire entre moi et Dieu, c'est maintenant une affaire entre moi et le Père et le Fils crucifié. Le Christ nous permet de participer au mystère de sa croix parce que c'est le moyen par lequel il nous permet de participer à la vie intime de la Trinité, aux échanges entre le Père et le Fils.
Pour résumer, Jésus a fait trois choses pour résoudre le problème de la souffrance. Premièrement, il est venu. Il a souffert avec nous. Il a pleuré. Deuxièmement, en devenant homme, il a changé le sens de notre souffrance : elle fait maintenant partie de son œuvre rédemptrice. Nos affres de la mort deviennent les douleurs de l'enfantement pour le ciel, non seulement pour nous mais aussi pour ceux que nous aimons. Troisièmement, il est mort et il est ressuscité, il est monté au ciel. Par sa mort, il a payé le prix de notre péché. Par sa résurrection, il a changé le sens de la mort, il a transformé le trou noir en porte, la fin en commencement. Par son ascension, il nous a ouvert les portes du ciel.
Au ciel, quand toutes nos larmes auront disparu, nous les évoquerons – chose incroyable – en riant ! Non pas des rires de dérision mais de joie. Cela nous arrive un peu déjà ici bas, vous savez. Quand une grande difficulté est levée, un grand problème est résolu, une maladie grave est guérie, une grande peine soulagée, tout nous paraît différent quand nous le regardons rétrospectivement. Souvenez-vous de la parole audacieuse de sainte Thérèse : de notre point de vue au ciel, la vie terrestre la plus misérable fera figure d'une seule mauvaise nuit passée dans un hôtel inconfortable !
Revenons un peu en arrière. Nous avons commencé par un mystère : pas simplement le mystère de la souffrance mais le mystère de la souffrance dans un monde supposé avoir été créé par un Dieu d'amour. Comment disculper Dieu et le tirer de ce dilemme philosophique ? La solution de Dieu est Jésus Christ. Dans la personne de Jésus, Dieu ne vient pas dégager sa responsabilité, il vient se charger de nos souffrances. Voilà pourquoi la doctrine de la divinité du Christ est si importante. Si ce n'est pas Dieu, mais simplement un homme remarquable, qui est là, cloué sur la croix, alors Dieu n'entre pas dans nos souffrances. Et, si Dieu n'entre pas dans nos souffrances, alors il n'est pas disculpé. Comment oserait-il rester là assis sur son trône céleste à ignorer nos larmes ?
Il existe, comme nous l'avons vu, une seule bonne raison pour ne pas croire en Dieu : le problème du mal. Dieu lui-même a répondu à ce problème, non pas par des mots mais par des actes et par des larmes. Jésus est les larmes de Dieu.